L’auberge à quatre pattes C’était une sorte de
L’auberge à quatre pattes
C’était une sorte de garderie pour les animaux, les vrais, ceux qui marchent à quatre pattes ; moutons, chèvres, dromadaires, veaux…
Un genre d’auberge pour les accompagnateurs de ces animaux. Ceux-là marchent à deux pattes. Il les a vus faire, c’est sûr. Y séjournent également d’autres. Parmi eux, un ne marchait que sur une seule patte. On n’en voyait, en dessous de la djellaba, que la partie la plus basse, le plus au sol, dans une de ces chaussures qui ont la gueule de la première guerre mondiale. L’autre patte est remplacée par un morceau de bois récupéré il ne sais où.
Une plate-forme commerciale par où transitent les récoltes de la saison estivale : pommes, abricots, poires, etc.
Enfin, un lieu de vidange sexuelle. Destination privilégiée de quelques mâles très discrets. Ils ne viennent que la nuit comme des fantômes. Ils embarquent l’une ou l’autre des deux sœurs qui habitent l’écurie. En effet, chez lui, une écurie peut abriter un bon mélange de genres sans que cela conduise à des catastrophes : animaux, humains, végétaux, etc. C’est à l’image, ni plus ni moins, de l’une des plus grandes écuries du nord de l’Afrique.
On raconte chez lui que son peuple est d’une renommée transnationale en matière de la débrouille. Que des gens, venus de loin et d’ailleurs, ont été impressionnés par la capacité de ces « presque-citoyens » de trouver des solutions à partir de pas grand-chose. Seulement quand il se sont aperçus que les gens de ce bled perdu ne sont vraiment pas citoyens sur le plan légal, et que quand ils se débrouillent avec pas grand chose c’est pour aboutir à pas grand chose, ils sont repartis chez eux pour raconter ce qu’ils ont vu, faire des documentaires et créer des associations humanitaires.
Notre bonhomme n’habite pas seul et ne fait pas exception. D’autres l’avoisinent et partagent avec lui ce bonheur de se voir offrir une place parmi les animaux. Ailleurs, ils seraient tous dans la rue et personne ne leur accorderait de l’importance. Ici, au moins, ils jouissent du respect et de l’admiration de ces créatures.
L’un d’eux avait une petite fille. Celle ci avait perdu sa mère et n’a plus que son père et les animaux. Son espace privé était une petite partie de l’écurie. Quand elle disait « je vais rentrer chez moi », on savait de quoi parlait-elle. Ou on se moquait d’elle, ou on en a pitié. Tout dépend de l’âge et de la maturité. Si on est enfant, à la découverte de ce monde, répétant ce qu’on nous dit et imitant ce qu’on nous fait, on ne cherche pas à savoir, on se moque. Si on est plus âgé, disposant d’une certaine maturité, sachant réfléchir aux choses du quartier en les replaçant dans leur contexte, passant la journée et une bonne partie de la soirée à débattre sur les comment, les pourquoi et les parce que…alors là, il y a des chances pour qu’on ait pitié d’elle.
Elle était mignonne mais très sale. Habillée différemment des autres filles de son quartier. Pour analyser sa tenue vestimentaire, on n’a pas besoin d’aller chercher des références issues de la haute couture, celle des fesses de la bourgeoisie. Ce qu’elle met sur elle, c’est exactement la synthèse de ce que son père ramassait dans les poubelles. Non pas celles du quartier de notre ami, mais ceux des quartiers qu’on appelle « Diour Nssara »[1] ou « Diour Chbhanine »[2] Cela donne un mélange de couleurs et de tissus sans harmonie aucune.
On appelle cela un habit pour ne pas se laisser dépasser par le temps et parla modernité. On fait cela également par solidarité avec une bonne partie des filles et des garçons de l’écurie. Eux luttent pour ne pas se faire écraser par la machine du temps. La plus part se font rattraper malgré toutes leurs précautions et payent chère. Mais ils ressemblent tous à la fille de l’écurie.
Son père l’enroulait dans un, deux ou même trois foulards, comme un oignon. Quand il fait très chaud, on s’attend à ce qu’il lui enlève ces voiles pour aérer ses cheveux. Rien de cela, c’est toujours pareil. Qu'il fasse froid ou chaud, peu importe ; les différentes saisons ne font qu'une quand on vit dans un pays ou le temps est confisqué.
Elle n’est pas la seule à jouir de cette résidence hors normes. Pas la seule à dire « je rentre chez moi » quand elle s’enfonce dans l’une des brèches du portail de l’écurie. Pas la seule non plus à laquelle les animaux tiennent compagnie. Une autre la rivalise, même échelon dans l’ordre social et même statut juridique.
Il est même fort possible qu’elles ne soient, ni elle ni l’autre, recensées dans les vingt six millions que comptait ce pays. La raison est simple et ce n’est pas la peine de chercher loin. Soit elles ont été oubliées, soit elles ne correspondaient pas aux critères définis par les experts de Rabat, du FMI ou de la Banque mondiale. Il est possible aussi qu’elle aient été confondues avec les animaux, auquel cas, elle ne peuvent être considérées comme appartenant à la sphère humaine.
Chez lui, les agents d’Etat sont assez performants pour ne pas "se mélanger les pédales". Ils ont des critères précis et les respectent. Au moment où ils font le recensement des presque-citoyens qui meublent ce bout de terre d’Afrique, ils passent de foyers en foyers, traversent rues et ruelles, accessibles ou pas, à pied, sur des dos d’ânes ou de mules, labourent du matin au soir et font brillamment leur devoir de fonctionnaires.
Si, après tout, nos deux adorables filles n’ont pas été comptabilisées, c’est parce qu’elles habitaient dans une écurie. Et confortable soit-elle, elle ne peut ressembler ou se confondre avec un foyer. Dans une écurie, il y a des animaux et nos statisticiens le savent. N’ont-ils pas le brevet d’Etat ? Ou même plus ? Qu’il y ait, dans cette écurie, des créatures qui marchent à deux pattes ou même à une seule, tel le papa bien aimé de notre première miss, on ne compte jamais ceux qui cohabitent avec les animaux, de crainte de se mélanger les genres.
La deuxième a beaucoup marqué notre ami. Par sa taille. Elle n’a jamais grandi depuis qu’illa connaît. Elle est bossue. Sa taille est restée la même pendant vingt ans.
Quand il sort de chez lui le matin et monte la rue vers l’écurie – il ne peut pas faire différemment car pour traverser le quartier, côté sud, et aller vers le centre ville, il est obligé de passer par là – il la voie. Elle est là, plantée devant le portail ou assise sur le bloc de ciment qui sépare le monde des hommes de celui des animaux. Pendant vingt ans, il la voit presque toujours pareil. Elle est pour lui le symbole de tout ce qui ne change pas, de tout ce qui ne bouge pas, de l’ennui, de l’angoisse et parfois de la peur.
Son image lui revient de temps en temps la nuit. Il ne savait pas qu’elle était « handicapé physique ». Ce sont des mots auxquels il n’avait pas accès. Il voyait en elle un phénomène rare. Il croyait que son sort a été décidé ailleurs, en dehors de ce monde ; que Dieu l’a façonné ainsi pour se venger d’il ne sais qui. C’est du moins ce qu’on lui racontait.